Le Budapest Festival Orchestra est le laboratoire dans lequel Ivan Fischer applique certaines de ses solutions aux problèmes de répertoire et de créativité qu'il identifie au sein des orchestres symphoniques traditionnels.

Photo: Ákos Stiller
Dans l’article précédent, nous avons vu que le chef d’orchestre Ivan Fischer, dans un entretien récent en date du 8 juillet, identifie trois dangers qui menacent la survie de l’orchestre symphonique à long terme: l’accroissement du volume général, les limites du répertoire et le manque de créativité.
Aujourd’hui, j’aimerais rapporter et commenter quelques pistes de solution proposées par Fischer.
Pour illustrer, il se réfère au Budapest Festival Orchestra (BFO), qu’il a cofondé en 1983, comme laboratoire de l’orchestre symphonique de l’avenir, un organisme assez différent des orchestres que nous connaissons dans leur forme actuelle et largement inspiré d’une définition qu’en donnait Pierre Boulez, soit une communauté de musiciens.
Dans son effectif instrumental d’abord, le BFO permet par exemple à des compositeurs de proposer des œuvres qui sortent du cadre instrumental traditionnel de l’orchestre. Ainsi l’orchestre peut mettre à sa disposition un effectif élargi, plus moderne, faisant appel notamment aux instruments numériques ou provenant d’autres cultures.
Ce collectif plus souple de musiciens doit ainsi permettre d’élargir le répertoire dans d’autres directions: musique ancienne, musiques de création, improvisation ou même jazz et musiques hybrides. Ainsi, l’orchestre peut devenir le véritable instrument pouvant répondre aux esthétiques plus modernes, sans renier pour autant le répertoire orchestral traditionnel.
Au BFO, sont évidemment régulièrement présentés des programmes de répertoire traditionnel de musique symphonique. Mais il se trouve aussi qu’au sein même de l’orchestre des sous-groupes de musiciens se spécialisent ou s'intéressent aussi à d'autres formes d'expression, comme par exemple en interprétation sur instruments d’époque, ou en musiques folkloriques.
On retrouve probablement des situations analogues chez les musiciens d’autres orchestres, amateurs à leur heures d’autres styles musicaux. La différence fondamentale ici est que le BFO profite pleinement de ces spécialisations pour les intégrer dans sa programmation régulière, élargissant ainsi considérablement la « palette » de genres musicaux à proposer au public.
Ainsi, on pourra par exemple proposer au public des concerts de musiques de création avec des effectifs instrumentaux plus variés.
Évidemment, une telle situation présente de nombreux défis organisationnels, notamment en termes d’ententes contractuelles avec les musiciens. Les ententes collectives négociées qu’on trouve actuellement sous différentes formes un peu partout en Europe et en Amérique doivent être totalement repensées. Dans une approche de travail telle que proposée par Fischer, on doit sortir du régime traditionnel où sont déterminés avec une très grande précision la tâches et les rôles que les organismes peuvent ou ne peuvent pas demander aux musiciens.
Au niveau salarial, au BFO, on commence par offrir aux musiciens qui constituent le noyau principal de l’orchestre, l’équivalent de 15 ou 20% de leur revenu annuel comme salaire de base ou comme provision. Pour tout le reste, l’organisme agit comme une maison de production qui paie ses musiciens pour leurs prestations, selon le répertoire choisi.
Très souvent, les musiciens proposent eux-mêmes des programmes ou des idées de répertoire. Ces concerts plus particuliers peuvent compter pour près de la moitié des activités du BFO.
Ce type d’arrangement donne à l’organisme une grande souplesse. Ainsi, à l’annonce des mesures de confinement interdisant la présence de l'orchestre au complet sur scène, le BFO a pu, en moins de 24 heures, se transformer en société de musique de chambre suite à une conférence en ligne avec les musiciens. Plus de 70 concerts en format réduit, et en respect des règles sanitaires, ont pu alors être offerts au public.
Le type d’organisation que propose Fischer présente cependant des risques d’iniquité entre musiciens: les plus « créatifs », ou ceux et celles qui proposent le plus de projets, pouvant générer pour eux-mêmes des revenus supérieurs aux autres musiciens. Cet incitatif financier à la créativité peut être porteur de compétition malsaine entre musiciens de l’orchestre.
Fischer est conscient de ce danger et y répond par une gestion très attentive des attentes de chacun des musiciens et par un effort constant pour susciter et provoquer les idées des uns et des autres, dans un esprit de collectivité.
Je crois beaucoup plus à un effort pour faire ressortir et encourager la créativité de tous nos musiciens. À l’autre extrême, je ne suis pas d'accord avec un système où seul le service horaire gouverne l’approche salariale.
Évidemment, une solution comme celle que propose Fischer peut constituer un défi sur le plan syndical. Mais à partir du moment où l’on admet que la situation qui prévaut actuellement n’est è terme plus viable, nous sommes pour ainsi dire contraints à proposer de nouvelles solutions.
Par ailleurs, Fischer se fait particulièrement critique du système d’auditions actuellement en vigueur dans la plupart des orchestres. Ce système fait en sorte qu’un terme d’un concours, on désigne un seul ou une seule gagnante. Mais souvent, les autres finalistes présentent aussi de grandes qualités. Or seul le gagnant ou la gagnante remporte seule tous les avantages liés à une position permanente dans un orchestre. Les autres finalistes n’obtiennent rien.
Au BFO, on procède autrement. Les finalistes sont tous invités à jouer à l’orchestre et même à participer à différents projets spéciaux. C’est seulement au terme de leur présence active au sein de l’orchestre que l’on est plus à même de juger, non seulement des qualités techniques et musicales des candidats, mais aussi du potentiel d’intégration de ces personnes à l’écosystème de l’orchestre.
Certains musiciens peuvent aussi se faire connaître en participant de manière ponctuelle aux activités de l’orchestre. En fait, l’effectif orchestral du BFO est constitué de trois « cercles » de musiciens. Le premier cercle, le noyau principal, est constitué de 60 à 70 musiciens. Ceux-ci sont les permanents.
Le second cercle est constitué de membres qui doivent rencontrer moins d’obligations professionnelles au sein de l’orchestre. Ces musiciens peuvent occuper d’autres emplois, en enseignement ou avec d’autres organismes musicaux. Ils et elle peuvent également être des musiciens du premier cercle qui, pour des raisons familiales, personnelles ou autres, veulent alléger leur rythme de travail au BFO de manière temporaire.
L’orchestre ne demande pas aux musiciens du second cercle d’auditionner à nouveau pour revenir au sein du noyau principal. Comme tous les musiciens sont appelés, périodiquement à faire de la musique de chambre ou même à jouer en sol0, le chef et les autres musiciens se connaissent presque intimement.
Finalement, un troisième cercle est constitué de ce qu’on appelle généralement les surnuméraires ou « extras », c’est à dire des musiciens qui jouent ponctuellement avec l’orchestre, soit parce qu’ils ou elles jouent d’un instrument peu fréquemment employé, soit en fonction des besoins en effectifs du répertoire.
Cette souplesse entre les différents niveaux de participation aux activités de l’orchestre implique également des fins de carrière beaucoup plus souples. Dans les orchestres traditionnels, un musicien est totalement actif ou retraité. Au BFO, ces transitions de carrière se font de manière modulée selon les situations..
Tout en voyant de nombreux avantages à une approche telle que proposée et mise en application par Fischer au BFO, je ne peux m’empêcher de me poser un certains nombre de questions sur son applicabilité dans d’autres milieux.
Pour le musicien, il s’agirait en définitive, de regrouper une variété d’activités réalisées comme travailleur autonome sous le chapeau d’un seul employeur. On pourrait faire l’analogie avec un poste dans une institution comme l’Orchestre Métropolitain, lequel n’offre pas d’emploi à temps complet, obligeant ainsi le musicien à compléter son revenu annuel par un travail à la pige dans d’autres ensembles. Est-ce que le fait de regrouper l’ensemble de ces activités sous le chapeau de l’OM présenterait un avantage pour le musicien comme pour l’orchestre?
La réponse serait positive, si on se fie à une entrevue que donnait le chef de l’OM, Yannick Nézet-Séguin, et qui expliquait que la chimie sur scène reconnue des musiciens de cet orchestre est grandement dûe au fait que ceux-ci mènent aussi des activités en musique de chambre, en musique baroque ou contemporaine, bref dans les autres types de prestations musicales qui occupent par ailleurs une partie significative de la programmation du BFO.
Est-ce là une démonstration du potentiel d’une approche telle que proposée par Fischer?
On peut certes y voir une perspective intéressante pour l’avenir.
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